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L’accent fantôme et autres impressions séfarades Aurélie Mosse

Presses universitaires de Vincennes 2023 Collection « Singulières migrations »

L’accent fantôme et autres impressions séfarades s’inscrit dans une lignée, une famille de textes qui font de l’absence, de la béance, du silence, le motif et le moteur de l’écriture. On pense au livre de Marcel Cohen, Sur la scène intérieure. Faits cité en bibliographie, au Dora Bruder de Modiano, aux œuvres polymorphes de Christian Boltanski et plus près de nous au livre de Rémi Matalon, Isidore n’est plus mort, consacré à ses deux grands-parents déportés.

L’œuvre se dessine alors en creux, part d’un trou de mémoire assumé : « D’eux, je ne savais rien, pas même leur prénom, seulement qu’ils avaient été déportés parce que juifs, comme tant d’autres » écrit Aurélie Mosse à propos de ses arrière-grands-parents.

Il y a mille façons de rompre le silence et de renouer le fil d’une filiation perdue. La plupart convoquent les forces de l’imagination, car celle-ci est aussi créatrice de mémoire. C’est ainsi que se dessine dans un même mouvement un autoportrait et celui de personnes disparues pour autant qu’elles peuvent encore vivre en nous.

Pour Aurélie Mosse, ce cheminement autant sensible qu’intellectuel prend la forme d’une relecture de son travail de designer comme autant d’étapes par lesquelles elle peut se réapproprier le passé. Elle entretisse ce parcours de quelques citations d’entretiens avec son grand-père, citations d’autant plus émouvantes qu’elles apparaissent pauvres et brutes, et cependant enchâssées comme des trésors péniblement conquis sur l’oubli.

Tout commence avec le motif de l’accent ou plutôt de l’accent perdu lorsqu’elle découvre au hasard d’une requête administrative que son nom s’écrit sans accent. C’est cet accent fantôme, et que l’on prononce pourtant, qui subsume sa quête des origines qui pourrait s’écrire : « Comment a-t-on pu perdre notre accent ? » Cet accent évidemment qui rapproche Mossé de Moïché, donc de la figure juive par excellente, Moïse.

L’accent est tombé mais pas le questionnement. « Mais comment s’y prendre quand cette culture n’a jamais été pour moi qu’une abstraction ? Qu’est-ce que cela peut donc bien vouloir dire quand l’on est issue d’une famille assimilée dont la judaïté se résume pour ainsi dire à un nom ? »

Cette question renvoie au marranisme qui est l’une des clés de lecture du livre en même temps qu’une des composantes essentielles du passé juif diasporique. Elle fait écho au passé de la famille Mosse dont la légende familiale voudrait qu’elle se soit réfugiée au XVe siècle dans les carrières1 du Pape pour échapper à l’Inquisition espagnole. On sait que le marranisme a partie liée avec le double, le trouble, l’inconfort, l’incertain, le relatif. Le marrane n’habite jamais tout à fait chez lui. Son être intime est ailleurs, dans une demeure inaccessible, une forteresse intérieure. Or, le design comme l’architecture traite de ces questions d’habitabilité, de présence et d’absence au monde.

Parmi les motifs de design évoqués dans le livre, le voile est l’un des plus signifiants. « Étudiante, je drapais des chaises abandonnées, dépourvues d’assises. Je les habillais, les recouvrais intuitivement de tissus glanés çà et là. Je m’interrogeais alors sur la notion de regard, sur notre rapport au visible, au réel et ses limites, par l’intermédiaire de l’idée de filtre. »

Le geste de couvrir, de vêtir est sans doute l’acte le plus humain, le plus civilisateur, le plus doux qui soit. Il est profondément lié à la culture, à la pudeur, au besoin de protéger la part intime de soi, de poser une limite protectrice et en même temps de s’offrir au regard par choix et non par contrainte. À rebours, la privation des vêtements, leur arrachage est le signe de la barbarie, le prélude à l’anéantissement, la négation de l’humanité. Ce sont les scènes qui nous hantent des corps nus aux portes des chambres à gaz.

Mais les tissus abandonnés portent encore l’empreinte de ceux qui les ont quittés et l’on peut évoquer ici le travail de la photographe Niloufar Banisadr dans la série Empreintes (2008-2010). Par un paradoxe qui n’en est pas un, voiler, draper c’est aussi dévoiler, convoquer l’absent qui a laissé sa place sur une serviette ou sur une assise de chaise manquante.

Un autre signe manifeste du livre est la pudeur des sentiments, la difficulté à les exprimer, à les mettre en mots, à les embouteiller. On pense alors à ce qu’en écrivait Francis Ponge dans le drame de l’expression : « Mes pensées les plus chères sont étrangères au monde, si peu que je les exprime lui paraissent étranges. Mais si je les exprimais tout à fait, elles pourraient lui devenir communes. »

Pour saisir les choses, il faut donc faire un détour par le monde onirique, par l’inconscient, par l’acte créatif qui ne se connaît pas lui-même, par le choix de l’interprétation infinie des choses.

D’où ce détour par ces petites voitures emmaillotées, ces ombres portées sur les murs, ces chaises abandonnées et maltraitées, ces carambolages de formes, ces papiers superposés et encollés comme autant de couches de mémoire friables et que l’on peut seulement effeuiller.

Il y a aussi le fantasme du passé que l’on aurait aimé vivre et connaître. Le nom que l’on aurait aimé posséder parce qu’il se serait inscrit dans une filiation clairement enracinée, sûre et fidèle. Au lieu de cela, il y a des trous de mémoire à repriser, une tradition qui est toute à reconstruire, par des lectures, et un travail intense sur soi. Et tout ce qui se reconstruit est dans un équilibre fragile, fruit de l’incertitude et du métissage.

Le livre s’inscrit dans une collection intitulée « singulière migration » et pourtant de migrations, il est peu question ici, si l’on excepte des séjours d’études à Londres et Copenhague ou une migration si ancienne qu’elle prend un tour légendaire. C’est plutôt par le métissage que la question des migrations peut être posée. Celle de l’entre-deux que connaît tout migrant entre terre d’origine et terre d’accueil, entre langue maternelle et langue exilique, entre passé refoulé et attente d’une vie nouvelle. Ou dans l’accent justement qui subsiste comme un fantôme de la langue perdue.

Car ce passé n’est pas entièrement juif tant s’en faut. Comme dans un tissage, il mêle des fils de trame et des fils de chaîne de différentes origines. Il dessine une géographique physique et intime entre Suisse, Espagne, Marseille et Contât Venaissin.

Au terme de « cette conversation avec le silence », on est tenté de se demander ce qu’il subsiste de cette présence juive : sans aucun doute le besoin de s’inscrire dans une filiation, de l’assumer avec fierté, de cultiver la mémoire de personnes disparues au point de les sentir vivre en nous. Il y a encore le goût du non-figuratif, mais surtout ce besoin très juif d’interpréter sans cesse, de faire parler les textes ou les formes, d’en faire surgir de l’inattendu et de faire du plus lointain passé un extrême présent.